Bref, j’ai pris un café avec Lassana Bathily

Lassana Bathily
« Oui, bonjour Elodie. Est-ce que ça te dirait de m’accompagner à la cérémonie de naturalisation de Lassana Bathily mardi prochain ? »

Forcément, j’ai dit oui. Et puis mon cher calendrier s’est rappelé à moi et je n’ai pas pu y assister. Mais franchement, quand j’ai vu les images, cette cohue, cette bousculade, ces hordes de journalistes qui jouaient des coudes, je me suis dit que je n’avais pas loupé grand-chose et que, de toute façon, je n’aurais pas pu l’approcher. 
Elodie ? Oui, dis-moi, ça te dirait de rencontrer Lassana Bathily avant qu’il ne reparte au Mali ? On pourrait faire ça tranquillement au foyer, autour d’un café. On pourrait prendre des photos avec Cécilia et tu pourrais rédiger un truc sur ton blog, non?
Cette fois-ci, pas question de me désister. Rendez-vous est pris dans le foyer pour jeunes travailleurs où il vit depuis plus d’un an. 
Je ne saurais trop expliquer le sentiment que j’ai ressenti quand je lui ai serré la main. Il avait l’air content de nous voir. Mais vraiment hein.
On s’est installé tranquille autour d’un café et je lui ai demandé de me parler de lui, de me raconter ce qu’il avait envie de raconter.

Il est arrivé en France le 10 mars 2006, puis à Paris le lendemain, après avoir transité par Mulhouse, laissant derrière lui « au bled » une partie de sa famille. A partir de cette date, il enchaîne les boulots : dans le bâtiment, menuisier, plombier, électricien… A mon avis, il pourrait me construire une maison de A à Z, mais ça c’est une autre histoire. Ensuite, il a bossé pour une entreprise de nettoyage. Mais ça lui plaisait moyen car les horaires étaient fragmentés et irréguliers, bref : la galère.

En 2012, il dépose son CV à l’HyperCacher, en mode candidature spontanée. Un de ses potes y bosse déjà. Mais le gérant d’alors n’a pas de poste à lui offrir. Et finalement, 3 jours plus tard, il est embauché dans le supermarché de la Villette qui doit ouvrir pour Pessah. Il décroche un CDI et 8 mois plus tard, il intègre l’équipe de l’HyperCacher de la Porte de Vincennes.

Je ne lui ai pas posé de question sur la journée du 9 janvier 2015. Pour plusieurs raisons : j’étais un peu gênée et je ne savais pas comment aborder la question, et puis surtout, on trouve le récit de la journée en long, en large et en travers sur le web.

Je l’ai donc laissé parler, à sa guise, au gré de ce qu’il avait envie de me confier. Il a évoqué le moment où il est sorti du magasin, quand il s’est sauvé. Il m’a raconté comment les forces de l’ordre lui sont tombées dessus. Il ne comprenait pas ce qu’ils lui disaient, ils parlaient tous en même temps, ils criaient, ils lui hurlaient tous en même temps de se coucher à terre. Ça a été hyper violent, Lassana a été menotté et il a immédiatement compris que c’était parce qu’il était noir et que donc, les forces de l’ordre l’avait pris pour Amédy Coulibaly. Il me montre en mimant la situation comment il a été interpellé et se souvient qu’il avait encore mal aux poignets le lendemain. Il a même cru un moment que son épaule avait été déboitée.

Et puis immédiatement, comme s’il craignait que j’interprète mal ses propos, il me dit : 
« Mais je comprends hein. Ils ont cru que c’était moi. Il ont cru que j’étais lui ».
A aucun moment, Lassana ne prononce le nom du terroriste. Le seul prénom qu’il cite, c’est celui de son pote, celui qui est devenu son ami en dehors du boulot : Yohan.
Yohan Cohen, la première victime de Coulibaly.
Lassana est très ému quand il évoque son pote, son copain, son ami. 

A aucun moment de notre discussion, il ne parle de religion. C'est vrai que le symbole est fort: un musulman qui sauve des juifs. Mais Lassana n'en parle pas. A une autre époque, on l'aurait qualifié de "Juste".
Mais il n'en parle pas. Comme d'autres qui auraient été à sa place, il n'a pas réfléchi. A aucun moment, ni pendant ni après, il n'a eu le sentiment d'accomplir un acte héroïque. S'il comprend l'émoi et l'engouement suscité par ses actes ce jour-là, il a beaucoup de mal avec l'"héroïsation" dont il a été l'objet.
Il m'a dit qu'il avait beaucoup de mal à assumer ce "statut", beaucoup de mal à supporter d'être alpagué, reconnu à chaque coin de rue, un peu comme un people. Du coup, il m'explique qu'il se planque "en mode ghetto" en relevant sa capuche sur son bonnet pour passer inaperçu.

Je lui ai parlé de la pétition qui avait été lancée en faveur de sa naturalisation et de la Légion d'Honneur. Il n'en a pas eu connaissance tout de suite et d'ailleurs, François Hollande l'avait déjà contacté pour lui annoncer qu'il serait naturalisé dans les prochains jours. Quand il évoque ce coup de téléphone avec le Président, il sourit et son regard se perd dans le vide, comme si lui-même avait encore du mal à réaliser tout ce qui s'est passé en si peu de temps.
Dans les jours à venir, Lassana va repartir au Mali voir sa famille. A son retour, il retrouvera son poste à l'HyperCacher, qui n'a pas encore rouvert. Il y retournera, sans son pote et, sans aucun doute, il n'y retournera plus jamais comme avant. Dès le 10 janvier, il voulait repartir au Mali, mais ses papiers ne lui avaient pas été rendus. 

Le début de l'année 2015 a été terrible pour Lassana car, à cet attentat terrible dans lequel son pote a trouvé la mort, s'ajoute également la mort de son frère au Mali. Très ému, il semble dépassé par les évènements et n'aspire qu'à l'oubli pour reprendre une vie normale entre Paris et le Mali.

Au moment de lui dire au revoir, j'étais vraiment très impressionnée. Mais pas parce que j'avais un héros en face de moi. Non.

J'étais impressionnée parce qu'en écoutant Lassana me raconter son mois de janvier, j'ai compris qu'il n'était pas un héros. Il est simplement la preuve qu'il y a encore du bon dans l'humain. 

Il incarne la bonté, la douceur et la gentillesse.
Il n'est pas un héros. Il est désormais un citoyen français qui n'aspire qu'à reprendre le cours normal de sa vie. Si tant que cela soit possible.

Je luis souhaite d'y parvenir.

Merci Lassana d'avoir illuminé ma journée du 26 janvier 2015. 

Lassana Bathily

Vous pouvez voir les photos de Cécilia en cliquant ici.

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28 commentaires

  1. Chouette! Un vrai reportage, ça change, bravo!

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    1. Merci. Mais je crois que c'est plutôt le récit d'une belle rencontre qu'un reportage ;-)

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  2. Bravo et merci d'avoir partagé!

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  3. Très beau billet.
    Vraiment.

    Je peux tout de même faire une remarque?
    C'est malin, maintenant je chante "Je ne suis pas un héros, faut pas croire ce que disent les journaux, Je n'suis pas un héros, un héroooos"

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    1. Ça ne m'étonne pas, c'est ce qui m'est venu aussi en rédigeant la fin du billet !

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  4. BRAVO Elodie ton article est magnifique, il retransmet la générosité de ce garçon et sa simplicité. Cela fait du bien. C'est un article qu'il faut faire connaître. Je suis émue.

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    1. Merci, c'est gentil. C'est une rencontre qui m'a vraiment touchée.

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  5. Joli portrait !
    "j'ai compris qu'il n'était pas un héros. Il est simplement la preuve qu'il y a encore du bon dans l'humain. "
    Mais oui...
    Et inversement, appeler les frères pois chiche "barbares" "sauvages" "sous-hommes" "diables" "satan", c'est pareil.

    Il est quand même un héros, dans la mesure où, quand sa vie était menacée, il a fait quelque chose qui aurait pu l'empêcher de mieux sauver la sienne.

    Aujourd'hui, on entend beaucoup de témoignages de rescapés des camps. Une vieille juive disait, ce matin, qu'on avait réagi pour Charlie, mais que bien peu de monde serait capable de citer le nom d'un juif assassiné le 7 janvier. Ni celui d'un des enfants victime de Merah...

    Lassana n'est pas représentatif de tous les immigrés, comme on voudrait l'insinuer lourdement, mais de ces immigrés qui travaillent sans papiers en vivant chez nous depuis plus de dix ans, qui font très gaffe de ne pas se faire remarquer pour ne pas perdre leur boulot et se faire expulser. Une situation hypocrite, une masse de travailleurs dociles et corvéables, qui arrange bien tant et tant de monde...

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  6. un sacré témoignage d'humanité
    ça fait du bien

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    1. Réconfortant comme un bon chocolat chaud au coin du feu.

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  7. WAOUH !!
    Hiéléna (je ne suis pas connectée au bon compte !)

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  8. J'ai adoré ton témoignage.
    Merci d'avoir partagé ta rencontre avec Lassana Bathily.

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  9. Si c'est toi sur la photo, t'es pas mal du tout.
    Signé: jard, militant au FN.

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  10. J'ai eu la gorge serrée en lisant le récit de votre rencontre, peut-être aussi un peu d'humide là au coin de l'œil en pensant à ce jeune gars qui va devoir apprendre à vivre avec ça.
    Dans le livre d'une vie, pas de rature possible, impossible aussi de déchirer les pages. Juste essayer de continuer à écrire la suite de l'histoire. Je la lui souhaite belle.

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  11. c'est une hagiographie on dirait un portrait de mao kim jong il ou plus près de nous zinedine zidane (l'homme soit disant sans défauts le dieu vivant qui réussirait par la seule force de son discours et de ses coups de reins a permettre le vivre ensemble en france) Il me semble pourtant que les dieux vivants finissent mal en général (zidane a été le meilleur joueur de la coupe du monde 2006, il a mené la France en finale a lui tout seul ou presque, un deuxième ballon d'or lui tendait les bras il a tout gagné dans le domaine sportif et pourtant le monde se souviendra de lui comme de l'impulsif qui s'est ridiculisé et a fait perdre son équipe en donnant un coup de tete sur le torse de materazzi-un joueur médiocre, l'archétype du sportif italien, qui ne méritait pas de devenir aussi celèbre-devant des millions-milliards- de téléspectateurs et qui a écopé de 14 cartons rouges durant toute sa carrière professionnelle, record pour un joueur offensif de cet acabit) Zidane Chirac Hollande DSK Sarkozy Tapie, on ne brule que ce que l'on a trop aimé

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    1. Fichtre ! J'avais pas vu ce commentaire..
      Qui parle de Dieu vivant? J'ai pas compris...

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  12. Très bien écrit. Bravo et merci

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